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MISSION INTERMINISTERIELLE SUR L'INTERNET
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| Synthèse du rapport remis à François Fillon, ministre délégué à la poste, aux télécommunications et à l'espace et à Philippe Douste-Blazy, ministre de la culture |
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Le développement des réseaux ouverts au public de type Internet est un phénomène majeur de cette fin de siècle : environ 40 millions de personnes raccordées, peut-être 200 millions en l'an 2000. Ces réseaux offrent des possibilités exceptionnelles d'échanges et de connaissance ; ils ouvrent de nouvelles routes de croissance et de création d'emplois ; ils peuvent être des outils de développement.
Dans le même temps, ils recèlent des risques de dérapage préjudiciables au respect des droits de la personne ; ils bouleversent les modes de fonctionnement traditionnels publics et privés et, en définitive posent des questions nouvelles aux démocraties occidentales ; ces questions sont d'ordre déontologique, culturel, économique ou judiciaire ; elles sont, dans tous les cas, politiques car de leurs réponses dépendent beaucoup de nos choix dans les années à venir. Certains gouvernements redoutent ce monde nouveau qui se crée et la tentation se fait jour ici ou là de vouloir réguler l'Internet.
Dans ce contexte, le Gouvernement français, à l'initiative de Messieurs les ministres François Fillon et Philippe Douste-Blazy, a souhaité avoir une idée plus claire des outils juridiques actuels dont disposait la France par rapport à ce nouvel espace de communication et de service avec deux soucis majeurs, la protection de l'individu et de l'ordre public d'une part, la protection du consommateur, d'autre part. Une mission interministérielle, présidée par Madame Isabelle Falque-Pierrotin, Maître des requêtes au Conseil d'Etat, a donc été mise en place le 16 mars 1996 avec pour objectif d'étudier le cadre législatif et réglementaire applicable à l'Internet et faire tout type de propositions d'adaptation ou de création de nouveaux textes.
Outre les contributions des différents ministères, plus de 40 professionnels ont été auditionnés ; une mission d'étude aux USA, marché plus avancé que le marché français et ayant déjà expérimenté quelques tentatives de régulation de l'Internet, est intervenue du 6 mai au 9 mai 1996 ; deux jours d'échanges avec les directions intéressées de la Commission européenne ont permis d'appréhender les positions communautaires ; enfin, le travail de la mission s'est enrichi des contributions recueillies lors de la consultation électronique organisée par le chapitre français de l'Internet Society du 3 au 7 juin 1996.
Ce travail n'est évidemment qu'une première phase : l'on ne peut espérer, en à peine trois mois, faire un bilan exhaustif des questions posées par l'Internet ; il n'aborde pas certains sujets, pourtant essentiels, comme la protection du droit d'auteur ; en définitive, il vise plus à proposer une méthodologie de compréhension de l'Internet, une philosophie générale permettant ensuite, au cas par cas, de répondre aux problèmes posés.
Dès lors, quelles sont les principales conclusions ou propositions de la mission ?
Il faut, en premier lieu, reconnaître le caractère spécifique et profondément novateur de l'Internet qui interdit toute transposition automatique de schémas préétablis ; l'Internet n'appartient ni au monde de la diffusion, ni à celui de la télématique ; il bouscule les définitions classiques du droit de la communication fondées sur la distinction entre correspondance privée et communication audiovisuelle ; c'est en réalité un monde d'utilisateurs, la plupart identifiés, qui passent par différents réseaux interconnectés, grâce à un protocole de communication non propriétaire, pour aller chercher l'information et le service dont ils ont besoin et les rapporter sur leurs ordinateurs. C'est cette logique de la demande qui fonde la sociologie du réseau et son évolution d'un monde clos de spécialistes et d'experts vers l'univers grand public et marchand qui se dessine aujourd'hui.
Il faut admettre, en deuxième lieu, que le droit actuel assorti de quelques adaptations permet de répondre de façon relativement satisfaisante, sur le territoire national, au souci de garanties juridiques évoqué plus haut ; il n'y a donc pas vide juridique mais plutôt pléthore de textes de droit commun applicables à l'Internet ; la priorité est donc de modifier certaines dispositions du droit positif pour les adapter aux services en ligne et de faire appliquer celui-ci ; en effet, le caractère transnational du réseau, la fugacité des contenus et l'évolution très rapide des techniques et des stratégies suscitent des difficultés spécifiques d'application du droit pénal ou commercial qu'il convient de résoudre, les principales questions étant celles de la détermination de la loi applicable, du régime de responsabilité et de la preuve.
Les constats étant posés : que peut faire la France ?
Quatre convictions méthodologiques:
- une démarche purement nationale est illusoire.
- une démarche graduelle et concertée semble nécessaire : l'instabilité des usages et des technologies rendant difficile l'appréhension de la matière juridique et la définition de catégories, l'arsenal juridique actuel permettant de garantir le respect, sur le territoire national, des principales libertés individuelles et de l'ordre public, il convient, à court terme, d'analyser et de comprendre l'évolution de ce nouveau marché.
- aucune démarche univoque ne sera efficace : il n'existe pas un remède, une solution unique pour répondre à la question du contrôle des contenus d'Internet ; à l'encadrement législatif et réglementaire doivent s'adjoindre des approches contractuelles, consensuelles, pédagogiques ou informationnelles ; ces approches correspondent à la sociologie du réseau et répondent, dans certains cas de façon plus efficace, à l'exigence de déontologie.
- enfin, toute politique devra être orientée de façon positive, de façon offensive, pour le développement des services français sur Internet, plutôt que de se limiter à un arsenal défensif.
Ces principes méthodologiques posés, il importe de définir les objectifs de la France concernant l'Internet, ceux-ci conditionnant la mise en place de tout cadre de réglementation.
La France est à la queue du peloton européen et loin derrière les USA pour le développement du réseau ; compte tenu des potentialités exceptionnelles de celui-ci il faut combler ce retard et favoriser un développement rapide des services en ligne ; cependant ceux-ci ne constituent pas seulement le développement d'une nouvelle technologie ; leur succès, leur universalité en font un nouvel espace social justifiant l'élaboration de nouvelles règles de comportement, celles d'une "nouvelle civilité". La tradition française est celle des valeurs humanistes, respectueuses des droits et libertés de chacun ; il importe dès lors de favoriser la reprise de celles-ci par l'Internet afin que celui-ci soit un outil de progrès et d'enrichissement plutôt qu'un synonyme de danger.
Par rapport à ces objectifs, les propositions pourraient être les suivantes.
1 - préférer l'autocontrôle au controle a priori.
Par sa structure d'interconnexion de plus de 70.000 réseaux et son mode de fonctionnement actuel, l'Internet semble difficilement s'inscrire dans un schéma de contrôle administré de type contrôle a priori : aucune autorité unique ne gère les flux de données, chacun peut à tout moment et de sa propre initiative être émetteur et récepteur d'informations ; celles-ci enfin ne connaissent pas les frontières. On voit mal, dans ces conditions, une réglementation contraignante d'autorisations et d'obligations de contenus se mettre en place, comme il en existe, au nom de la rareté des fréquences, pour la télévision.
Dès lors l'objectif sera, d'une part, de mettre en place un contrôle à posteriori efficace en favorisant une justice plus rapide et plus avertie des enjeux de l'Internet ; une circulaire d'information pourrait être envoyée aux parquets et une procédure nouvelle d'injonction à l'encontre d'un serveur litigieux mise en place ; il paraît en outre souhaitable de constituer des forces d'enquêtes dédiées pour ce type d'infraction. D'autre part, il faut favoriser l'autocontrôle des acteurs, soit par des dispositifs de filtrage parental ou de classification des services, soit par l'élaboration de codes de déontologie par les professionnels eux-mêmes fixant les règles de transparence, de responsabilité, de respect du cadre légal... De tels codes ont été adoptés par les fournisseurs d'accès en Grande-Bretagne ; ils doivent être repris par leurs homologues français et étendus aux éditeurs et commerçants électroniques et à tout offreur de service en ligne ; il faut enfin à travers les contrats passés entre le fournisseur d'accès et l'abonné et entre l'éditeur et le serveur d'hébergement favoriser l'adoption de clauses types garantissant le respect de l'individu et du consommateur.
2 - clarifier les responsabilités des acteurs.
Cette question n'intéresse que les services en ligne de type audiovisuel et ne peut être résolue qu'en adoptant les deux postulats suivants : en premier lieu, l'éditeur, créateur de l'information mise en ligne est, en premier chef, responsable de celle-ci ; il faut donc toujours pouvoir l'identifier, l'anonymat de la consultation restant possible ; en deuxième lieu, l'on ne peut être responsable que de ce que l'on est capable de contrôler ce qui justifie l'exonération de la responsabilité pénale du fournisseur d'accès lorsque son intervention est purement technique. Dès lors, la seule alternative qui demeure est celle du choix entre le système de la responsabilité en cascade, adopté dans la presse ou l'audiovisuel, et un système de responsabilité de droit commun. A l'étude, il apparaît que cette alternative est, plus d'ordre politique que technique.
Compte tenu notamment des risques de délocalisation de l'activité en ligne en cas de présomption de responsabilité, même par défaut, du serveur hébergement, la mission recommande l'adoption du système de droit commun, plus simple et mieux adapté à la démarche empirique et graduelle que nécessite l'Internet.
3 - développer la coopération internationale.
Celle-ci est décisive pour l'avenir de l'Internet dès lors que ce nouvel espace de communication dépasse les frontières nationales et remet en cause les bases territoriales d'application du droit.
Le cyber espace ne pourra réellement s'organiser et définir des règles communes de fonctionnement et de valeurs qu'à travers une négociation internationale sur l'édition électronique souhaitée au demeurant par la plupart des acteurs privés. Une telle négociation doit se traduire à la fois par une entraide judiciaire accrue et par l'adoption de principes communs non pas tant sur les contenus que sur la méthodologie de traitement des questions, notamment les questions de responsabilité et de loi applicable.
La coopération judiciaire pourrait conduire à la mise en application de certaines des propositions de la recommandation 95 R 13 du Conseil de l'Europe sur les procédures pénales liées à la technologie de l'information, l'élaboration d'un accord ad'hoc d'extradition ou d'entraide avec les USA où sont établis la plupart des serveurs, la création d'un mécanisme d'échange d'informations de type Interpol.
Si l'on souhaite approfondir la coopération, l'Union européenne est évidemment l'instance internationale privilégiée pour mettre en place une telle harmonisation ; une directive sur les services en ligne fixant les règles déontologiques minimales à respecter et adoptant le principe du droit du pays d'émission pour les Etats-membres, de réception pour les autres pourrait être élaboré ; les travaux d'autres instances internationales comme l'UIT, le Conseil de l'Europe, l'OCDE, doivent être poursuivis ; les membres du G7, enfin, pourraient affirmer leur implication dans l'enjeu que constitue aujourd'hui l'Internet et décider de se doter d'une cellule informelle de conseil et de recommandations afin d'éclairer leurs choix nationaux.
Il faut enfin développer la coopération internationale à travers les instances même de l'Internet et notamment l'Internet Law & Policy Task Force afin de susciter la création d'un lexique descriptif commun des services Web, lexique facilitant la transparence bénéfique à l'utilisateur ; afin également de travailler sur le nommage pour que celui-ci respecte le droit des marques et la possibilité pour chacun d'avoir une adresse mondiale pérenne.
4 - favoriser le developpement du commerce electronique.
Les textes actuels sur le commerce électronique semblent difficilement s'accorder, par le formalisme de la protection qu'ils prévoient, avec l'instantanéité du commerce électronique portant sur des biens immatériels ; la protection du consommateur s'organisera donc moins de façon centralisée et uni forme que par le contrat et des dispositifs techniques adaptés ; il faut donc favoriser l'élaboration de contrats-types par les organismes professionnels ou l'AFCEE, travailler pour la reconnaissance de la validité de la signature électronique, réfléchir à la mise en place d'une "salestax" levée sur le pays de destination afin de limiter l'évasion constatée aujourd'hui sur le commerce des biens immatériels ; il faut enfin admettre l'intervention d'un tiers de confiance dans la transaction, ce "cybernotaire" garantissant la solvabilité de l'acheteur et l'honorabilité du vendeur, assurant la prestation de confidentialité prévue par la nouvelle loi de réglementation des télécommunications, sécurisant la transaction et en gardant la trace...
5 - créer un organisme de veille, le comité des services en ligne.
Si la régulation administrative du réseau semble exclue, en revanche la création d'un organisme de veille, d'analyse et de médiation semble utile. Cet organisme conseillera le gouvernement sur les services en ligne et fera toute recommandation d'ordre déontologique ; il recevra les plaintes des utilisateurs et pourra, sur demande de ceux-ci ou du gouvernement, donner des avis sur des sites litigieux, ces avis pouvant être versés dans une procédure pénale ; il jouera également un rôle de médiateur afin de limiter le recours aux procédures pénales ; le comité développera ses liens avec les instances internationales, publiques et privées, compétentes sur Internet. Sa structure sera légère, reposant sur les associations, les groupes de réflexion et les experts ; il devra, enfin, articuler son action avec les organismes de régulation existants : le CST auquel il se substitue ; le CSA, pour qu'une approche déontologique commune soit adoptée quel que soit le support de communication.
6 -favoriser l'information, la formation et la mobilisation des acteurs.
Nouvelle forme de relation mondiale, d'intimité mondiale, l'Internet nécessite l'apprentissage d'une nouvelle civilité, correspondant au fonctionnement du réseau ; des campagnes d'information et de sensibilisation doivent donc être lancées, par les associations familiales notamment et un Memento des Droits et Obligations sur l'Internet doit être édité par le Gouvernement ; le ministère de l'Education nationale, quant à lui, doit au plus vite inclure dans ses programmes un enseignement sur ces réseaux (l'Edunet), enseignement visant, outre à informer, à développer la pensée critique des enfants ; les municipalités devraient ouvrir des espaces gratuits de libre accès à l'Internet (Resothèques) pour familiariser les utilisateurs et donner accès à des informations institutionnelles ou de service public. Pourquoi ne pas imaginer enfin un numéro vert sur l'Internet ?
Outre cette pédagogie grand public, il faut former et mobiliser les administrations : un outil interministériel de coordination et d'impulsion semble nécessaire à la fois pour permettre à chaque département ministériel de répondre aux questions nouvelles posées par les réseaux en ligne mais aussi pour exploiter, à son profit, le bénéfice de ceux-ci. Cette délégation animera la politique gouvernementale concernant l'Internet et devra coordonner son action avec le comité des services en ligne centré sur une action plus déontologique et se faisant l'écho de la profession.
Enfin, le secteur privé doit se mobiliser à travers les ordres professionnels, chambres de commerce,... chaque secteur risquant de voir son fonctionne ment profondément remis en cause par l'émergence de ces nouveaux réseaux.
7 - favoriser la présence française et francophone sur le réseau.
Internet est aujourd'hui un réseau anglo-saxon : 80 % des serveurs sont nord-américains et 90 % des échanges se font en anglais. Outre sa traduction en termes économiques, un tel constat implique des choix de normalisation et de régulation ne correspondant pas nécessairement à l'approche française ou européenne et à ses valeurs. Il est donc vital d'être présent sur le réseau, dans les instances non gouvernementales qui existent déjà et dans les discussions qui s'engagent. La meilleure manière de se défendre contre l'Internet, si danger il y a, est d'y être ! Pour cela, la France a un potentiel exceptionnel d'expérience et de compétence du fait du Minitel ; toute cette industrie doit au plus vite valoriser ses atouts sur l'Internet et développer de nouveaux services. Pour les utilisateurs français, un serveur français de qualité sera toujours plus attractif qu'un serveur étranger ; il faut donc que notre industrie se mobilise sur les contenus et également sur les logiciels de réseaux. En outre, il faut que la représentation française soit plus élevée qu'elle ne l'est actuellement dans les lieux où se discute l'évolution du réseaux : il n'y a aujourd'hui que cent français sur les cinq mille membres de l'Internet International Foundation et très peu dans des instances techniques (Internet Architecture Board et Internet Engeneering Task Force) ou à l'Internet Society.
Enfin, il faut poursuivre la mise en place d' "espaces francophones" car ceux-ci sont le moyen de favoriser le respect des droits et libertés de la personne auxquelles nous sommes attachés ; renforcer également le rôle du français comme langue véhiculaire, de communication entre les internautes afin de dépasser le taux de 2 % des échanges en français actuellement enregistré.
Une partie de ces propositions a déjà été mise en application à travers les amendements gouvernementaux introduits dans la nouvelle loi sur la réglementation des télécommunications : il s'agit du principe du contrôle parental et de l'exonération de responsabilité pénale des fournisseurs d'accès sauf s'ils n'ont pas proposé à leurs abonnés de dispositifs de contrôle parental, s'ils ont donné accès à un service ayant reçu un avis négatif du Comité supérieur de la télématique (CST), ou s'ils donnent accès en toute connaissance de cause à un serveur litigieux.
Il faut poursuivre le travail. En matière juridique tout d'abord en étudiant les adaptations nécessaires à chacune des branches du droit ; peut-être serait-il opportun de lancer une réflexion sur le droit de la communication, jusqu'ici fondé sur les technologies et l'articuler autour de quelques grands concepts, communs à l'ensemble des supports. Il faut également poursuivre le travail d'ordre non juridique afin de tirer toutes les conséquences de cet espace nouveau de communication et de service mondial.
Ce monde fourmille de multiples initiatives et échappe parfois à la logique cartésienne française. Il est difficile à saisir et pour cela inquiète ; pourtant, en définitive, l'Internet c'est nous avec nos usages et nos besoins ; il n'y a donc pas de déterminisme de l'évolution du réseau dans un sens positif, porteur de tous les bienfaits, ou négatif, symbole de déviance. Une complémentarité doit donc être trouvée entre l'action légitime des gouvernements pour assurer à leurs nationaux une protection conforme à leurs valeurs et la mise en place, par le réseau lui-même, d'un mode de fonctionnement favorisant son développement.