DE LA CO-REGULATION A LA GOUVERNANCE D¹INTERNET Philippe Chantepie. Le débat sur l¹opportunité et les contours d¹un organisme de " co-régulation " de l¹Internet est à mi-parcours. Les mots jouent un rôle important dans un débat qui cristallise beaucoup de craintes et d¹espoirs. L¹apparition des termes de " régulation ", d '" autorégulation " ou de " corégulation " a ajouté à la confusion sur une réflexion essentielle qui dépasse l¹intérêt des internautes et des acteurs de la Neteconomy : l¹Internet est-il gouvernable ? La question n¹est plus de savoir si l¹on doit réguler Internet. Dans la plupart des institutions internationales, des enceintes publiques ou privées, la réponse est positive. Cette convergence de vues a de quoi rassurer si l¹on sait ce que signifie ­ réguler - Internet ? Un point aveugle : la " régulation " d¹internet " La notion de régulation traduit approximativement le mot anglais de regulation qui signifie presque son exact contraire : réglementation. Mais elle recouvre aussi l¹établissement et le contrôle de règles de fonctionnement, notamment des marchés. En second lieu, elle désigne des modes d¹action plus souple des pouvoirs publics dans des sociétés complexes et techniques. Elle constitue enfin le moyen d¹organiser de certains secteurs ayant été l¹objet de deregulation=8A La régulation est d¹abord économique. Elle tend à assurer du respect des conditions d¹efficience des marchés : libre entrée des acteurs, transparence, homogénéité, mobilité des facteurs, etc. En France, cette fonction est exercée par le Conseil de la concurrence qui veille à ce que l¹intérêt des consommateurs ne soit pas le jouet d¹ententes et d¹abus de positions dominantes. L¹indépendance de ce type d¹autorité développé dans les pays anglo-saxons (regulatory authorities) est réclamée quand le rôle de l¹Etat peut être légitimement mis en cause. C¹est la solution qui a été retenue avec la création de l¹Autorité de Régulation des Télécommunications (ART) pour un marché ouvert à la concurrence et marqué par la présence d¹un opérateur historique. La régulation des contenus est bien plus floue. Elle s¹inspire des formes de régulation audiovisuelle. En France, il n¹est pourtant d¹abord question que d¹une haute " autorité indépendante " et nullement de régulation. Il s¹agit de couper le " cordon ombilical " entre pouvoirs politiques et diffuseurs audiovisuels, susceptibles d¹influencer l¹opinion publique. En somme, " l¹autorité de régulation " joue un rôle d¹équilibre dans un système de checks and balances d¹une démocratie d¹opinion. Il s¹agit d¹un mode de régulation politique. Ce n¹est qu¹à l¹occasion de la libéralisation de la communication radiophonique d¹abord, audiovisuelle surtout qu¹une régulation économique s¹est progressivement mise à l¹¦uvre. Il fallait procéder à l¹attribution d¹un droit d¹usage exclusif d¹un bien public rare (les ressources de fréquences) à un nombre réduit d¹opérateurs. La révolution numérique produit aujourd¹hui une abondance de ressources de diffusion qui rend peu utile ce type de régulation, comme en témoigne l¹éclosion de chaînes thématiques sans autorisation spécifique. En outre, l¹accès à des programmes vidéos et des services interactifs sur des réseaux dont la ressource est illimitée la rendra injustifiable. Le faux-nez de la " régulation des contenus " : la transaction plutôt que le contrôle Une compétence nouvelle s¹est développée pour satisfaire des objectifs d¹intérêt général : le pluralisme des courants d¹expression socioculturels, la protection de l¹enfance, etc. Cette compétence, sans aucun doute nécessaire, peut être exercée comme dans d¹autres pays par le gouvernement, le législateur ou simplement les dirigeants d¹entreprises audiovisuelles. Dans ce domaine, la loi française a établi clairement que le CSA dispose de pouvoirs de contrôle assortis de pouvoirs de sanctions, ou encore, l¹oblige à transmettre au juge les cas d¹infractions constatées. En effet, le refus d¹exercer effectivement les compétences de contrôle et surtout de sanction par d¹anciens pairs du secteur de la communication audiovisuelle a fait naître la pratique et l¹idée d¹une " régulation des contenus ". Il s¹agit plutôt d¹une " régulation transactionnelle " entre l¹autorité et les acteurs du secteur audiovisuel par laquelle se traite la plupart des conflits ou se règle amiablement les cas d¹infractions. Y prévalent des décisions sans statut, oscillant entre la recommandation, l¹injonction préalable, la prévention, la menace ou l¹encouragement. Le résultat de ce fonctionnement n¹est pas nul et mérite sans doute d¹être médité, mais sous un autre nom que celui de " régulation " car il ne s¹agit que d¹un contrôle inavoué des contenus. Parce qu¹il a porté sur les contenus, ce mode d¹exercice de l¹autorité ajoute beaucoup à la confusion du débat sur la future régulation d¹internet en France. Internet ne peut donc pas plus faire l¹objet d¹une " régulation économique " qui serait bien en peine d¹être fondée, que d¹une " régulation des contenus " sur le modèle de ce qui s¹est pratiquée en matière audiovisuelle. La prolifération des acteurs, la capacité de chacun à accéder à des sites faits sous d¹autres lieux et modifiables en temps réel, rendent assez vains les débats sur la permanence d¹anciennes autorités dans un futur organisme de " corégulation ". Plus encore, l¹aménagement de la liberté de communication ne se réduit plus à la communication audiovisuelle. Doit s¹ouvrir le débat sur l¹opportunité et les moyens d¹aménager la liberté de communication au public, bien plus indifférente aux médias qu¹auparavant. INGOUVERNABILITE OU AUTOREGULATION Dans des sociétés modernes soumises au mouvement d¹une complexification croissante et dans les économies de marchés aux décisions décentralisées, les Etats sont confrontés aux temps asynchrones de la démocratie et des évolutions techniques et économiques. La régulation, plus souple que la réglementation qui court souvent derrière la réalité apparaît comme une nouvelle modalité d¹exercer le pouvoir et de faire reculer les risques de l¹impuissance publique. A l¹instar des marchés financiers globaux, l¹Internet semble donc naturellement devoir se plier à l¹ordre des " régulations publiques ". Global, viral, atomisé, immédiat, réticulaire, etc : tous les caractères d¹Internet incitent à cette approche prudente des gouvernements. A moins qu¹une institution internationale légitime et efficace n¹en soit saisie, l¹Internet se prête mal à l¹application de règles applicables qui fixeraient ses champs d¹action (droit d¹expression, création, commerce etc.) et reposeraient sur des frontières partagées par tous entre le licite et l¹illicite, le permis et l¹interdit. Le potentiel d¹ingouvernabilité d¹Internet est donc réduit à des modalités de la " régulation ". L¹" autorégulation " est née de l¹expérience des premières communautés réduites d¹internautes qui ne s¹étaient fixé qu¹un corpus réduit de règles de bonnes conduites (Nétiquette). Mais avec l¹essor d¹Internet accessible bientôt par des centaines de millions de personnes l¹" autorégulation " a fait l¹objet d¹une OPA par les principaux acteurs économiques d¹internet qui ont bien perçu les limites des gouvernements. Cette récupération de l¹" autorégulation " ne sert pas d¹autres desseins que la " dérégulation " ce qui permet de trancher assez vite contre ce viatique trop commode par lequel des " puissances de marchés " décideraient du sens de la société de l¹information. La période de maturation de la société de l¹information montre d¹ailleurs que le développement des réseaux n¹échappe pas aux tendances les plus négatives de l¹économie de marché : abus de position dominante, formation de monopoles, risque pour le pluralisme, voire ­ ce ne serait pas le moindre paradoxe ­ limitation du droit d¹expression. DE LA " REGULATION " D¹INTERNET A SA GOUVERNANCE Si à côté de lois qui trouveront à s¹appliquer, la régulation au sens propre a peu affaire avec Internet et si l¹autorégulation est une tentative peu admissible, la " co-régulation " serait envisageable. Elle l¹est sans doute s¹il s¹agissait de réguler. Elle l¹est surtout s¹il s¹agit d¹inventer une " gouvernance " d¹Internet parce que l¹enjeu est bien sa " gouvernabilité " : les peuples peuvent-ils démocratiquement peser dans les choix d¹évolution de la société de l¹information. Philippe Chantepie. __________________________________________