COMMISSION DES RECHERCHES SCIENTIFIQUES ET TECHNIQUES SUR LA SECURITE ET LA SANTE DANS LES INDUSTRIES EXTRACTIVES
Médecine occidentale et vision chinoise
Exposés et débats du 18 novembre 1999
2ème partie  : La médecine chinoise   
Sommaire
 
 
APPROCHER LA MEDECINE CHINOISE PAR L'ANTHROPOLOGIE 

T. HOR
 

Contrairement aux autres conférenciers, mon discours ne sera pas centré sur le sujet de notre colloque -Pneumoconiose- . On m’a demandé en effet d’introduire la médecine chinoise sur un plan général afin de faire «pivoter» le regard porté sur ce sujet par la médecine occidentale vers celui porté par la médecine chinoise,. La tâche paraît difficile. Outre l’étendue considérable du sujet et la distance énorme entre les deux visions, un tel discours risque de provoquer dans le contexte de la société actuelle des polémiques qui nous feraient perdre notre impartialité et nous éloigneraient de notre but.

Dans le souci de créer avant tout une ambiance de complicité, et non de rivalité, je pense utiliser une méthode anthropologique : cette introduction commencera donc par une simple observation, comme font les anthropologues arrivant sur un nouveau «terrain».

Cette idée est fondée sur le fait que, quelle que soit notre identité ou notre intelligence, devant cette médecine dite «millénaire» construite par le savoir et le savoir-faire des anciens Chinois, nous sommes tous des contemporains et cette simultanéité temporelle nous réunit. Nous allons observer ensemble un «objet» hors de notre temps. Ainsi nous trouverons, non seulement une base qui nous permettra de collaborer dans notre aventure de découverte d’un monde différent, mais aussi un regard tourné vers nous-mêmes, éclairant le système de références par lequel nous interprétons ce monde.

J’ai demandé à Madame Wang de nous présenter une consultation typique de médecine chinoise. A ce premier niveau, nous noterons simplement ce que nous verrons sans essayer de comprendre comme si nous faisions un enregistrement phonétique d’une langue étrangère.
 

La consultation de Madame Wang  :
Ecouter (questionnement), Voir (examen de la langue), Toucher (prise des pouls), Sentir ; Diagnostic : vide du yin du rein
 

En ce qui concerne les méthodes thérapeutiques en médecine chinoise sont principalement des décoctions de plantes (pharmacopée), des stimulations cutanées par des aiguilles (acupuncture) ou ses variantes (moxibustion, massages), des régimes (diététique), des exercices physiques et mentaux (Qi Gong par exemple). Ces éléments visibles ont construit l’image de la médecine chinoise qu’on a en France. Il convient de la compléter par les autres disciplines moins connues, la Waike (traitements des fractures, des affections cutanées…) par exemple.

Ces méthodes, avec les techniques diagnostiques, comme la prise du pouls, l’observation de la langue, etc… , nous rappellent l’époque ancienne où les nouvelles technologies médicales n’avaient pas encore vu le jour. Aussi a-t-on attribué à la médecine chinoise les qualificatifs de médecine traditionnelle, naturelle, douce etc…, mais ces images ne suffisent pas à définir la médecine chinoise proprement dite.

Pendant notre observation primaire nous avons remarqué que, à l’aide de ces techniques particulières, Madame Wang a découvert chez le sujet une « déficience du Yin du Rein » : le choix d’une formule médicinale (ou d’une série de points d’acupuncture) en découle. C’est ici que se trouve l’âme de cette pratique.

Au terme de son examen Madame Wang a énoncé un "Syndrome" (Zheng en chinois). L’essentiel est de savoir distinguer, parmi une centaine de syndromes, celui correspondant à l'état d’un patient. Chaque syndrome relie à des traitements, et il suffit de les mémoriser. Ainsi, s'il ne passe pas par le diagnostic avec distinction des syndromes, un praticien ne peut être considéré comme initié à la médecine chinoise même si ses instruments sont très exotiques ou si ses gestes sont extrêmement naturels et doux.

Cette définition nous aide à saisir le caractère de la médecine chinoise, néanmoins deux étapes nous semblent encore obscures : Comment déterminer un syndrome? Comment le relier aux traitements susceptibles de le guérir ? En posant ces questions, nous entrons ainsi dans un deuxième niveau ; nous y discernerons la logique interne de cet objet que nous observons comme si nous essayions de comprendre le sens de chaque mot, les règles de grammaire d’une langue étrangère.

La théorie de la médecine chinoise a beaucoup emprunté à la philosophie taoïste, essentiellement au principe de globalité. Selon cette philosophie, le monde a tiré son origine d’un Qi (souffle, traduit souvent par «énergie») unique.

Ce Qi se divise en caractère Yin et en caractère Yang, dont la rencontre engendre les divers éléments de l’univers, y compris les êtres vivants. Chacun de ceux-ci, selon sa nature, appartient à une classe donnée et suit le principe des "cinq mouvements".

ANNEXE 1 a : Le symbole du Yin-Yang 
ANNEXE 1 b : Les cinq mouvements

L’homme lui aussi est divisé en cinq parties (les cinq « organes »et les cinq viscères associés), dont chacune assure une fonction particulière par le biais de l’équilibre yin-yang.

L’homme sain est protégé par le «Zheng qi» ("Qi juste" ou "Qi droit"), ce dernier unifie l’homme dans sa globalité grâce au système des canaux («méridiens»). ANNEXE 2

ANNEXE 2 : Les méridiens et les points

Mais l’homme appartient aussi à un environnement global, et des «Qi pervers», d’origine externe ou interne, peuvent perturber le «Qi juste» et provoquer les maladies. ANNEXE 3

ANNEXE 3 : Les Qi pervers externes et les Qi pervers internes

Cette perturbation du Qi peut se manifester dans le corps tout entier, notamment par le changement de la langue et du pouls ANNEXE 4  ANNEXE 4 a et ANNEXE 4 b.

Ces manifestations observables permettent à un médecin de distinguer le syndrome c'est à dire localiser la perturbation et identifier la nature de celle-ci.

Pour ce faire, les méthodes diagnostiques sont indispensables, les deux les plus courantes se réfèrent aux "huit principes", aux "organes" et aux "viscères".

ANNEXE 5 : Les deux méthodes diagnostiques les plus utilisées

L’objectif final du traitement consiste à «chasser» le Qi pervers et à «régulariser» le Qi juste. Pour cela il faut soit stimuler directement le Qi à certains endroits sur les méridiens concernés, soit le faire réagir indirectement en profitant des différentes natures du Qi existant dans les divers éléments. Ainsi est né le système thérapeutique qui, avec des méthodes très sophistiquées, prétend rééquilibrer le Yin-Yang afin de prévenir ou guérir les maladies. 

En écoutant tout ce récit de la théorie, il nous semble être entrés dans un monde sacré, un monde du Qi qui met en connexion invisible tous les éléments de l’univers. Nous avons compris que c’est grâce à ce miraculeux Qi que Madame Wang a pu découvrir le syndrome et c'est encore grâce à ce même Qi que tous ses traitements vont trouver leur pouvoir thérapeutique.

Le comportement d’un praticien trouve ainsi sa légitimité dans cette logique parfaite du Qi.
Pour un ancien Chinois, ou un contemporain adepte de l’orientalisme voire de l’ésotérisme, il suffit d’en avoir les preuves littéraires dans les textes d’origine classique pour rendre crédible ce monde sacré. Mais il paraît évident que beaucoup parmi nous vont se demander si ce monde existe réellement.

Cette question indique le 3ème niveau de notre perspective ; nous voulons désormais interpréter et évaluer ce que les anciens Chinois nous ont légué. Ainsi a commencé la polémique : pour certains, accepter un tel système superstitieux dans la profession médicale est une insulte intellectuelle, et pour d’autres, cette intelligence «millénaire» avait découvert une vérité qui a été perdue et, à notre époque il s'agit de décoder la langue mystique composée des termes Qi, Yin-Yang, méridien , etc…

Toutes les tentatives de décodage : traduire le Qi par «énergie», comparer le rapport yin-yang  avec les propriétés de certaines molécules du corps humain (notamment AMPc  et GMPc ) ou encore mettre en évidence les canaux "méridiens" par diverses techniques… n’ont guère éteint la polémique, bien au contraire.

Pour trouver un terrain d'entente, nous devons tourner le regard sur nous-mêmes comme l’anthropologie nous l’a enseigné. En effet, la racine de la polémique se trouve dans le système de référence avec lequel nous avons l’habitude d’évaluer le monde. Quand nous demandons : "La médecine chinoise est-elle vraie ?" il y a derrière cette question une foi, un a priori, à savoir : la vérité ne peut être connue que par les preuves objectives issues des observations (à l'oeil nu ou à l'aide d'instruments), qui nous montrent les rapports cause-effets clairs et fiables ; la «vraie» médecine - qui est capable de prévenir et guérir les maladies - doit construire son système physiopathologique et diagnosticothérapeutique sur cette vérité absolue.

C’est sans doute à cause de cette foi que la médecine moderne - occidentale - est devenue «officielle», «conventionnelle» ; personne ne peut avoir de doute sur sa légitimité issue des connaissances anatomiques, biologiques ou génétiques. Or cette base scientifique est absente dans la médecine chinoise. «Scientifique ou non», tel est le nœud de la polémique.

Revenons sur ce que nous avons vu de cette médecine. A la différence de la médecine occidentale, la médecine chinoise néglige d’observer directement ce qui se passe à l’intérieur du corps humain, elle met l’accent sur l'expression extérieure du corps ; l’état sain, l’état malade, et l’état guéri. C’est avec cette méthode empirique qu’elle a accumulé une très riche expérience clinique qui détermine la relation entre une affection et le traitement efficace ; cette relation est une "vérité" de fait. Or l’explication de ces relations est d'ordre spéculatif et philosophique. Dans ce sens, le système théorique de la médecine chinoise n’a aucune valeur en tant que "Science" dans la définition stricte du terme. Le fait d'avoir une foi absolue dans ce monde du Qi semble ridicule voire néfaste. Mais cette critique ne l’empêche pas d’être utile voire nécessaire dans certaines circonstances notamment dans la pratique de la médecine chinoise. Sa valeur est d’aider le praticien à trouver la relation entre l’affection et son traitement déterminé par l’expérience empirique.

Reprenons l’exemple de la consultation de Madame Wang. L’expression «la déficience du Yin du Rein» n’est qu’une série de symptômes et de signes cliniques composés par «le bourdonnement dans les oreilles», «la transpiration nocturne», «la courbature lombaire», «la langue rouge», «le pouls petit et rapide», etc…Parmi ces manifestations, certaines sont considérées comme preuves de la «déficience du Yin», d’autres indiquent que cette déficience est située au niveau du «Rein». Ainsi, une formule médicamenteuse sera prescrite afin de «tonifier» le Yin du Rein ou encore le sujet sera piqué par des aiguilles principalement sur les points situés sur le trajet du «méridien du Rein» dans une manipulation de «tonification». Il est inutile de se demander si le «Rein» est réellement «déficient» ou s’il est réellement «tonifié» par ces traitements.

En effet le «Qi» du «Rein» n’est qu’une notion idéologique exprimée par une série de fonctions physiologiques, chaque anomalie de ces fonctions est désignée par une appellation (syndrome) en se référant aux phénomènes observés dans la nature comme clair-obscur, chaleur-froid, plénitude-vide…Le traitement, une fois prouvée sa propriété de pouvoir faire disparaître cette anomalie, est classé dans certaines catégories selon le principe de «l’antagonisme». Par exemple la formule prescrite par Madame Wang permet (en principe) de faire disparaître la déficience du Yin du Rein . Mais en réalité, sa justification provient de la disparition du syndrome. Elle est donc classée dans la catégorie "tonification".

Nous pouvons dire que l’ensemble des manifestations cliniques, -les symptômes et les signes-  constitue une des clés pour comprendre le monde du Qi de la médecine chinoise. Quelle que soit l'appellation utilisée - le yin-yang et les cinq mouvements ou les noms des syndromes et des catégories de traitements - la base de toutes ces descriptions sophistiquées est centrée sur les symptômes et les signes cliniques, éléments plus concrets que le Qi.

Ainsi, quand nous allons entendre dans les discours des médecins que la pneumoconiose est caractérisée par "la déficience du Qi du Poumon" ou "la stagnation du sang" et que le traitement de ces 2 syndromes sera «la décoction pour tonifier le Poumon» et «la poudre pour disperser le Foie»,  nous ne devrions pas être très étonnés. Au lieu de réclamer comme preuves des images montrant cette «déficience» ou cette «stagnation», il faut se rappeler que celles-ci ne sont pas une réalité objective comme les changements pathologiques (existant réellement dans un organe ou un tissu, une cellule ou une molécule), qui servent de base au raisonnement de la médecine occidentale. Ces termes extravagants ne sont que des appellations, chacune indiquant une série de symptômes et de signes se manifestant globalement sur un sujet dans les différentes étapes de la pneumoconiose . De même, la capacité de «tonification» ou celle de «dispersion» du traitement confirmée par l’amélioration ou la disparition de chacune des séries de symptômes et de signes, et non pas reliée nécessairement aux données du laboratoire qui sont les seules preuves définitives montrant l’efficacité d’un traitement en médecine occidentale. 

En conclusion, avec la démarche anthropologique, nous avons vu que la médecine chinoise est très différente de la médecine occidentale. Mises à part les méthodes diagnosticothérapeutiques qui sont sans doute très particulières c’est la théorie du Qi qui est au centre de la curiosité et de la polémique.

Nos recherches ont montré que nous pouvons traiter ce monde sacré du Qi autrement qu’en nous fondant sur son existence réelle: ce peut être simplement un système de raisonnement, emprunté à la philosophie taoïste, puis développé dans la pratique médicale.

Cette perspective, «sacrilège» pour certains, pourrait cependant éteindre la polémique principale portant sur le caractère scientifique de la médecine chinoise et notamment de sa théorie.

Faute d’avoir la précision et la fiabilité de la méthode scientifique, comme c’est le cas en médecine occidentale, la médecine chinoise est condamnée à cause de sa méthode empirique et spéculative à une place "parallèle" dans notre monde et offre aux charlatans un abri idéal. Vaut-il mieux alors remplacer cette méthode douteuse par la méthode scientifique ?

Ce serait certainement une victoire scientifique si «La déficience du Yin du Rein» et sa «tonification» pouvaient être montrées anatomiquement, biochimiquement ou génétiquement au lieu de rester définies conformément à l’habitude par une série de manifestations cliniques. Mais serait-ce aussi une victoire médicale ? Cela paraît moins certain. Dans le cas où les rapports cause-effet sont très compliqués comme dans beaucoup de maladies dites fonctionnelles, deux facteurs au moins limitent l’utilisation de la méthode scientifique : la consommation des ressources naturelles et le délai entre le diagnostic et le traitement.

Nous pouvons prévoir sans trop de risques que la médecine chinoise va continuer de fonctionner avec sa méthode propre et son efficacité, même si l'énigme de cette efficacité sera de plus en plus éclairée par la science.
 
 
 

 Haut de la page
Exposé suivant
Sommaire