X-Passion n°11 Interview

 

 

Raymond LEVY

 

Raymond Lévy (X46) a été le Président Directeur Général de la Régie Nationale des Usines Renault de 1986 à 1992. Il est depuis 1992 Président d'Honneur de Renault SA et depuis 1993 Président du Conseil de Surveillance de Lagardère Groupe. De 1987 à 1992 il a été Vice-Président du Conseil Général des Mines.

 

Quel regard jetez-vous, 45 ans après, sur les études que vous avez suivies à l'Ecole?
Avant de vous répondre, je souhaite faire une mise au point : entre 1946 et 1994, les études ont connu beaucoup plus de changements que dans les 50 années précédentes. Ce changement concerne le contenu : une partie de notre programme de mathématiques et de physique est aujourd'hui enseigné en classes préparatoires. Il concerne également les méthodes d'enseignement, avec l'apparition de nouvelles matières (la biologie par exemple), la multiplication des petites classes, l'élargissement du corps enseignant, la séparation majeure/mineure, les stages... L'enseignement de 1946 était plus classique et plus scolaire. On peut expliquer cette évolution par les progrès de la science, progrès qui se sont sécularisés. Par exemple, alors que Leprince-Ringuet nous enseignait la physique statistique, vous étudiez en plus la mécanique quantique, etc. En bref, vous êtes plus modernes.

Quel jugement portez-vous, globalement, sur cette formation?
Elle peut être utile à beaucoup dans de nombreux domaines: la technique, les télécommunications, les statistiques, la finance... Au cours des 3 années, vous aurez acquis une méthode, une rapidité de travail, une rigueur, autant de qualités indispensables à l'efficacité et au succès. Sans rigueur, on conduit ceux qu'on dirige à l'échec.

Et la notion de service?
C'est un élément fondamental. L'Etat accomplit un sacrifice pour vous, vous devez en être conscients. L'X est un ensemble structuré et hiérarchisé, où vous apprenez que rien n'est gratuit. On ne peut parler de rigueur intellectuelle sans rigueur morale.

En tant que chef d'entreprise, quelles qualités recherchez-vous chez un jeune ingénieur?
Quand on recrute quelqu'un, on peut juger de son bagage. On peut apprécier son comportement, son aptitude aux contacts humains, ses objectifs. On ne peut évaluer directement ses aptitudes réelles. Cependant, les qualités morales et intellectuelles statistiquement liées à l'éducation dispensée dans les grandes écoles scientifiques: Ulm, les Mines et bien sûr l'X, constituent une garantie pour l'entreprise qui embauche.

Quels efforts doit accomplir l'Ecole pour réussir l'intégration de l'X dans l'Europe du IIIe millénaire?
L'Ecole s'adapte bien. Les efforts menés depuis plusieurs années pour accroître sa notoriété à l'étranger ont porté leurs fruits, en particulier en Europe, au Japon et aux Etats-Unis. Le passage d'X dans des écoles étrangères assoit la réputation de l'Ecole. En ce qui me concerne, en 1949, à la sortie de l'X, j'ai été envoyé en détachement au MIT. Je désirais être physicien. J'ai choisi 5 matières auprès du "doyen" du département de physique. Il m'a conseillé de venir le voir au moindre problème. Or j'ai survolé facilement 4 d'entre elles, et seulement éprouvé quelques difficultés sur la dernière, qui concernait la théorie ergodique et les espaces de Hilbert. J'ai ainsi obtenu la note maximale. C'est ainsi, par des contacts à l'étranger, que la réputation de l'Ecole grandit. Il ne suffit pas d'afficher la liste de physiciens du XIXesiècle...

Que pensez-vous de la formation par la recherche?
L'élite des classes préparatoires se trouve à l'X et à Ulm. Il est bien normal qu'on en tire les éléments moteur de la recherche. La recherche permet le développement de qualités de créativité, qui manquent peut-être à l'Ecole. Il est indispensable d'orienter des élèves vers la recherche. Dans le Corps des Mines, par exemple, il est admis que 10 à 20 % des élèves fassent une carrière dans la recherche; c'est admis, et c'est souhaitable.

Il semble qu'à l'issue des concours, une majorité d'admis à l'X et à Ulm choisissent l'Ecole Normale. Qu'en pensez-vous?
Il semble paradoxalement plus facile d'accéder aux Corps de l'Etat par l'Ecole Normale que par l'Ecole Polytechnique. Par rapport aux X, les Normaliens ont une plus grande aptitude à vivre seuls, à se développer par eux-mêmes. En contrepartie, ils sont moins solidaires. Cela dit, si votre statistique signifie que des vocations de recherche se développent plus tôt, je m'en réjouis.

Le passage dans un corps est-il déterminant?
Non, c'est la formation complémentaire qui compte. Elle vous amène à Bac +6. C'est selon moi une erreur de recruter à Bac+4, ou pour un jeune de se contenter de Bac+4.
Le plus important, dans la formation donnée par un Corps, est la formation dans l'administration, notamment locale. Elle met le jeune ingénieur en contact avec la vie de la vraie France, la France locale. Par exemple, c'est à Flins, ou à Douai, que sont fabriquées les automobiles, non à Paris. C'est dans les DRIRE qu'un ingénieur des Mines apprendra à gérer des problèmes humains, techniques et sociaux, et non avenue de Ségur. Cette formation apprend beaucoup sur la vie en entreprise, sur la vie locale, qui est bien lointaine, vue de Paris.

Que pensez-vous de la formation complémentaire à l'ENA?
La présence d'X à l'ENA ne peut pas nuire. Je trouve cependant dommage d'enfermer très tôt nos jeunes dans une formation administrative, avec en outre une conception de la carrière et du service souvent différente de celle des X.

Enfin, existe-t-il une "mafia" polytechnicienne?
Non, bien sûr, il n'en existe pas. Ou plutôt, ce n'est pas plus vrai que pour n'importe quelle communauté d'origine quelconque. Cela provient simplement du fait que des gens originaires d'une même communauté ont un vocabulaire commun, se comprennent mieux, et ont des façons communes de raisonner. En bref, ils peuvent accéder mieux l'un à l'autre. Entre deux ingénieurs, je préférerais recruter un X, car le contact pourrait être plus agréable. Mais il n'existe pas d'organisation" chargée de promouvoir les X. Passé un certain âge, les patrons ne se soucient plus de l'Ecole dont est originaire un cadre. C'est un élément subalterne.

Pensez-vous qu'il y a un intérêt particulier à faire carrière dans une entreprise publique, ou privée?
Il n'y a pas de différence fondamentale. Une bonne entreprise publique doit être conduite comme une entreprise privée. Le souci du client est primordial.
En fait, ma principale recommandation à un jeune qui quitte l'Ecole est de se choisir, s'il le peut, un bon patron. Celui-ci lui enseignera la vie dans les premières années de son expérience professionnelle. C'est plus important que d'entrer dans une grosse entreprise.

A quoi reconnaît-on ce "bon patron"?
A sa réputation.

En guise de conclusion, pourriez vous dresser un rapide bilan de votre présidence de la Régie Renault?
Renault apparaît comme ayant connu depuis presque dix ans un destin quasi exemplaire. Son redressement est extraordinaire, et Renault est le seul constructeur à peu près bénéficiaire en Europe en 1993. Aujourd'hui l'entreprise dispose de bons produits, et d'une excellente réputation quant à la qualité du service clients. Ceci est dû à la conjonction d'une excellente culture technique -le fond de l'entreprise est très sain, les gens savent "faire et vendre des voitures "-, d'une passion pour l'entreprise, et au passage de deux dirigeants, les deux premiers X à avoir présidé la Régie, qui avaient le culte de la rigueur. Ils ont su faire prendre toutes les dispositions nécessaires pour que le client "en ait pour son argent".

Quelles leçons en tirez-vous?
Il faut d'abord être un professionnel, ne pas négliger le fond de son métier. Il faut être exigeant. Et puis il faut avoir du caractère. Dans le monde du travail, sachez qu'il est extrêmement facile de trouver un administratif, facile de trouver un ingénieur, plus difficile de trouver un commerçant, difficile de trouver un chercheur, et enfin extrêmement difficile de trouver un véritable patron, qui ajoute à toutes les qualités exigées pour les fonctions précédemment énumérées celle d'être un homme rigoureux, exigeant pour soi-même comme pour les autres, en bref un homme de caractère.
Cela ne suffit d'ailleurs pas. Je dirais encore à vos lecteurs qu'une bonne dose d'ouverture sur l'extérieur et d'esprit critique sur soi-même est aussi nécessaire. Du caractère, de la curiosité, une constante remise en cause personnelle, voilà trois clefs pour le succès que je leur souhaite.


Propos recueillis par Stéphane MATTATIA (X92)