Vers une société de l'information

A-t-on parlé d’Internet, depuis deux ans ! Le fait intéressant, ce n’est plus son existence : rares sont ceux qui ont pu échapper au matraquage médiatique sur le réseau des réseaux. Ce n’est pas non plus qu’un Français sur quarante seulement soit branché, preuve nouvelle, s’il était nécessaire, de l’archaïsme national. Cela aussi, quelques rapports dûment relayés par les médias l’ont popularisé. Non, le plus intéressant, c’est la chronique d’une mutation annoncée. Sur les autoroutes de l’information, la part du rêve s’estompe, le business le supplante.

Fait révélateur, nous signale David Lytel : en Amérique, on ne parle plus tellement de la National information infrastructure. Ce terme bizarre, l’appellation locale des autoroutes de l’information, porteuse d’utopie sociale, de rêve de nouvelle frontière, disparaît pour laisser place à... Internet. On croyait le vice-président des Etats-Unis converti au colbertisme, voici que son pays retrouve son genre habituel, le capitalisme pur et dur. On perd en poésie à ce glissement sémantique, mais comme dit notre auteur it may be far less grandiose but what it lacks in glamour it makes up in precision.

C’est cette mutation qui court à travers la première partie de notre numéro. Non qu’elle soit achevée, qu’on sache sur quoi elle débouche : au contraire. Certes, on soupçonne que les choix techniques sont irréversibles. Le protocole d’Internet et les normes qui l’accompagnent paraissent l’avoir emporté au terme d’un affrontement darwinien de technologies, dans lequel le grand Bill Gates lui-même a dû changer de camp, tandis que les Français semblaient mal pressentir l’issue de la bataille et l’étendue de la victoire. Mais, ce point mis à part, les incertitudes demeurent.

On connaît encore mal les usages des autoroutes de l’information qui s’imposeront, ne fût-ce que d’ici 2005. Tout ce que les ingénieurs ont rêvé, les businessmen ne le vendront pas. Il leur faudra composer avec ces bons vieux usagers, vous et moi, qui ne sont prêts à s’approprier qu’une partie des choses qu’on veut leur vendre, et qui se piqueront d’imposer des usages auxquels personne n’a encore pensé. Il y aura du téléachat, sûrement, des services mobiles, sans doute ; du visiophone, peut-être, de la télévision totalement interactive, probablement pas. Mais ils flotte, selon le mot d’André-Yves Portnoff, un certain brouillard sur les autoroutes de l’information.

Alors, attendre, et voir venir de quel côté et avec quelle force souffle le vent du business ? Oui et non. Une certaine imprévisibilité est consubstantielle aux technologies en émergence, c’est vrai : il s’établit progressivement de subtils équilibres, difficiles à anticiper, entre avancées techniques, équilibres financiers et attentes sociales. Mais il y a au moins un acteur qui ne peut pas se désintéresser du sens du vent : ce sont les pouvoirs publics. Il leur appartient de fixer les règles du jeu qui permettent aux services de se déployer et aux usagers de se familiariser, le tout dans le respect de la sécurité et des libertés. Certes, même au pays des grands projets, ce n’est pas l’Etat qui construira les autoroutes de l’information. Mais c’est lui qui s’occupera du code de la route et des auto-écoles.