(Last update : Thu, 29 Oct 1998)
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Autoroutes de l'information trois rapports publics en cinq ans

(Article paru dans la revue Réalités Industrielles, Octobre-Novembre 1996)

par Jean-Noël Tronc
Chargé de mission
commissariat général du Plan

Le récent rapport du Commissariat général du Plan, Les réseaux de la société de l'information (1), a été précédé, il y a trois ans, par les rapports de Gérard Théry et de Thierry Breton. Ces deux documents ont beaucoup contribué à l'indispensable prise de conscience, en France, des enjeux de la révolution de l'information. Une nouvelle réflexion publique devait aborder la double question de l'évolution du marché et du rôle de l'Etat, dans un cadre économique et technique bouleversé : ce fut le rôle du groupe de travail réuni pendant deux ans sous la présidence de Thierry Miléo.

En février 1994, le Premier ministre Edouard Balladur avait confié à Gérard Théry, ancien directeur général des Télécommunications, la mission de réflexion prospective dont est issu le rapport " Les autoroutes de l'information ", qui a marqué l'extension à la France du débat engagé par les pouvoirs publics américains autour des futures infrastructures de communication.

Parallèlement, le ministre de l'intérieur et de l'Aménagement du Territoire, Charles Pasqua, avait commandé en mai 1993 à Thierry Breton, directeur de la stratégie de Bull, un rapport sur les téléservices. Publié en décembre 1994, le rapport Breton, intitulé " Les téléservices en France - Quels marchés pour les autoroutes de l'information ? " constitue le pendant du rapport Théry, en détaillant le type d'applications et de contenus susceptibles de circuler sur les réseaux à haut débit. Le rapport Breton diverge du rapport Théry sur la question des infrastructures : le développement massif de la fibre optique n'y apparaît pas comme une priorité. Cependant, le débat qui a suivi la publication du rapport Théry a trop porté sur son ambition industrielle jugée démesurée (le tout fibre optique en dix ou quinze ans), parce qu'inadaptée au nouveau contexte de la concurrence généralisée à partir de 1998.

En fait, les propositions du rapport témoignent d'une approche plus nuancée et vont au delà de la simple question de l'opticalisation du réseau. En plus du déploiement rapide et total de réseaux en fibre optique, trois recommandations essentielles sont formulées : des plates-formes pour expérimenter les services (sur le modèle des expérimentations entreprises, notamment, à Vélizy pour la télématique) ; une promotion des logiciels de réseau et de contenu ; une intensification de la technologie prometteuse de l'ATM. Gérard Théry se prononçait également en faveur d'une organisation suffisamment encadrée du marché qui permette de conserver à l'opérateur historique les moyens de mener à bien l'essentiel du programme de développement des nouveaux réseaux. Enfin, il insistait, comme tous les rapports qui l'ont suivi, sur l'urgence d'une volonté politique forte, qui passe par une sensibilisation de la société française aux enjeux de la société de l'information. Le rapport Breton, procédant par une série d'études sectorielles, s'efforçait de détailler les types de téléservices appelés à connaître le plus fort développement : services aux particuliers, téléservices fonctionnels, télé- informatique, télé-gestion, télé-médecine, téléenseignement, etc. Selon la rapidité de déploiement des nouveaux services, le rapport envisageait deux scénarios pour l'évolution du chiffre d'affaires de ce secteur en France, estimé à 33 milliards de francs en 1993 : de 90 (hypothèse basse) à 200 milliards de francs (hypothèse haute) en 2005.

Gérard Théry insistait, comme tous les rapports qui l'ont suivi, sur l'urgence d'une volonté politique forte, qui passe par une sensibilisation de la société française aux enjeux de la société de l'information


1) Les réseaux de la société de l'information, rapport du groupe présidé par Thierry Miléo, Commissariat général du Plan, Editions Eska / isupe, octobre 1996


Le rapport de Thierry Breton formulait un certain nombre de recommandations, comme la création d'une place de marché des téléservices, à partir de solutions nouvelles en matière de transactions et de paiements sécurisés, mais aussi la promotion des téléservices dans le secteur public ou la mise en place d'une politique tarifaire des opérateurs plus adaptée à ces services.

Depuis la publication du rapport Théry et du rapport Breton, l'environnement général des secteurs de la communication avait considérablement évolué :la fusion entre télécommunications et audiovisuel et, plus généralement, les convergences sectorielles se sont accélérées ; de nouvelles ruptures technologiques ont émergé, comme Internet ou les communications mobiles ; l'ouverture complète des télécommunications à la concurrence est désormais décidée.

Dans ces conditions, il est apparu indispensable qu'une nouvelle réflexion publique aborde la double question de l'évolution du marché et du rôle de l'Etat, dans un cadre économique et technique bouleversé. Intégré dans les travaux de l'atelier " Réseaux 2010 " du Commissariat général du Plan, un groupe de travail a réuni pendant deux ans, sous la présidence de Thierry Miléo (2), les principaux acteurs du secteur : administrations nationales, Commission européenne, opérateurs et industriels des secteurs de l'informatique, des télécommunications et de l'audiovisuel, représentants d'utilisateurs professionnels, fournisseurs de services, producteurs de contenus édités ou en ligne, juristes, chercheurs, pour évaluer les plus récentes avancées technologiques et les principaux choix réglementaires.

Pour un secteur en pleine révolution, marqué plutôt par le très court terme, cette concertation a permis de dessiner des grandes tendances pour l'évolution du marché et du rôle de la puissance publique.

Dans un environnement concurrentiel pleinement libéralisé, l'action de l'Etat sera déterminante. Il s'agit, en particulier, d'assurer une régulation juste et efficace des secteurs ouverts à la concurrence, de garantir les missions de service public, c'est-à-dire l'accès de tous aux services essentiels de communication et de défendre les intérêts français dans les grandes enceintes internationales où s'élaborent les normes de demain et se distribuent les ressources essentielles, comme les fréquences.

Le rapport Breton envisageait deux scénarios pour l'évolution du chiffre d'affaires du secteur des téléservices en France, estimé à 33 milliards de francs en 1993 : de 90 à 200 milliards de francs en 2005

Avantages et handicaps français

Le rapport a souvent été repris par la presse pour évoquer le décalage existant entre l'Europe et les Etats-Unis, et, surtout, parfois de façon caricaturale, un retard spécifiquement français. Le rapport souligne pourtant combien la France bénéficie d'atouts puissants : un réseau de télécommunications parmi les plus modernes du monde, un industrie de pointe pour certains produits multimédias, une population familiarisée à l'usage du clavier, de l'écran et des services en ligne, grâce au Minitel, qui a permis l'apparition d'un vaste secteur de fournisseurs de services et d'une véritable industrie de l'information.

Mais les handicaps sont réels sur un certain nombre de points. D'abord, sur certains réseaux, comme le câble ou le radiotéléphone, pour lesquels le retard national est préoccupant. Ensuite, pour l'équipement informatique, qu'il s'agisse des micro-ordinateurs ou des CDROMS. Enfin, dans les habitudes de communications elles-mêmes, le décalage est important : ainsi pour le volume de minutes de télécommunications par habitant ou le nombre de particuliers accédant à Internet.

Le fait qu'avec moins de 500 000 utilisateurs, Internet demeure encore un réseau marginal dans notre pays, est préoccupant et appelle des initiatives publiques qui pourront être déterminantes

Quels réseaux pour les services du futur ?

Compte tenu du foisonnement de technologies nouvelles, l'avenir n'est pas, affirme le rapport Miléo, à une grande autoroute de l'information qui s'appuierait sur une solution technologique et un support uniques comme la fibre optique. Les réseaux de la société de l'information seront constitués d'une multitude de réseaux interconnectés, comme le réseau téléphonique fixe, le câble, les systèmes satellitaires, la radiotéléphonie, les accès sans fil à la boucle locale, etc.

De ce point de vue, l'enthousiasme légitime suscité par l'explosion d'Internet ne doit pas faire oublier que, contrairement à une idée reçue, Internet n'est pas un réseau de plus, au sens d'une nouvelle infrastructure. Comme l'indique l'étymologie du mot Internet (Interconnected Networks), Internet est un service utilisant des réseaux divers. Pour la plupart des utilisateurs, surtout les particuliers, la qualité du service dépend du débit du réseau téléphonique, du câble, voire des satellites. A ce titre, Internet n'échappe pas à la dialectique difficile entre besoin en débit des services et développement de la capacité des supports.

En même temps, Internet constitue certainement l'un des modèles privilégiés des futures autoroutes de l'information : son mode de tarification, indépendant de la distance, annonce l'avenir ; le fonctionnement du World Wide Web met fin au monopole de certaines catégories d'acteurs dans la diffusion de l'information en permettant à n'importe quel utilisateur de proposer ses contenus. Les espoirs considérables soulevés par Internet, à la fois pour ses utilisations professionnelles comme l'intranet, commerciales avec la vente en ligne, ou pour les grandes missions d'intérêt général comme l'enseignement, la santé ou la diffusion de l'information publique, sont donc parfaitement justifiés. Aussi, le fait qu'avec moins de 500 000 utilisateurs, Internet demeure encore un réseau marginal dans notre pays, est préoccupant et appelle des initiatives publiques qui pourront être déterminantes.

Le faible taux d'équipement des ménages français en ordinateurs équipés de modems constitue l'une des explications à ce retard. Le terminal minitel, sous sa forme actuelle, à la fois fermé et dépassé technologiquement, constitue certainement un frein spécifiquement français. Pourtant, dans le débat sur le terminal du futur, le rapport va plutôt à contre-courant du discours dominant selon lequel l'explosion d'Internet devrait se terminer par le triomphe d'un terminal unique, téléviseur ou ordinateur personnel. Pourquoi, si les réseaux sont multiples, une grande variété de terminaux ne continuerait pas de coexister ? Ce qui importe sans doute, c'est leur interopérabilité croissante et une meilleure convivialité. Téléphone intelligent, PC, super-minitel - le network computer - ou télévision interactive ont tous leur place, ne serait-ce que par la séparation entre lieu professionnel et domicile et, à la maison, par la segmentation de l'espace et des habitudes.

Dans le débat sur le terminal du futur, le rapport Miléo va plutôt à contre-courant du discours dominant selon lequel l'explosion d'Internet devrait se terminer par le triomphe d'un terminal unique, téléviseur ou ordinateur personnel : pourquoi, si les réseaux sont multiples, une grande variété de terminaux ne continuerait pas de coexister ?


"2) Les réseaux de la société de l'information,
Commissariat général du Plan. - op. cit. cf. note (1)

Une divergence durable entre marché professionnel et marché grand public

Un des principaux messages du rapport du Commissariat général du Plan est que la convergence réelle entre les différents acteurs des secteurs de la communication (audiovisuel, télécommunications, presse, etc.) ne doit pas laisser croire à une homogénéité du marché : marchés professionnels et marché grand public devraient diverger sensiblement dans leur évolution.

L'usage intensif des infrastructures de télécommunications pour une entreprise permet d'envisager une rentabilité de la desserte dans un délai raisonnable (cinq ans environ), ce qui n'est évidemment pas le cas d'un particulier, pour lequel l'investissement se rentabilise plutôt sur 1 5 à 20 ans.

Il faut ajouter que le développement du marché grand public est freiné par de nombreux autres facteurs : le budget communication et loisirs des ménages est forcément limité, or il est fortement sollicité pour des contenus et des terminaux souvent incompatibles et dont l'obsolescence est trop rapide ; le taux d'équipement en terminaux comme les PC ou les lecteurs de CD- ROMs est encore faible ; de plus, la grande complexité des terminaux, tout comme la transformation permanente des logiciels découragent souvent les consommateurs non spécialistes.

Enfin, le succès d'Internet ne doit pas faire oublier que les choix de consommation du grand public sont surtout déterminés par le contenu, et peu par la seule possibilité de communiquer. De nombreux services vraiment innovants restent à inventer, pour que les particuliers soient vraiment séduits par les nouveaux réseaux de communication : véritable interactivité, visiophonie, etc.

L'Etat peut, par une politique de numérisation progressive du patrimoine informationnel publie, contribuer à lever l'un des principaux freins au développement des services mwtimédias, que constitue l'offre insuffisante de contenus francophones de qualité

Le rôle renouvelé de l'Etat

L'intervention directe de l'Etat comme investisseur principal appartient clairement au passé. Le rapport analyse les résultats du Plan Câble qui témoignent des limites de la logique du "grand projet" : malgré les milliards que l'on a demandé à France Télécom de dépenser, la France reste très en retard et le câble français est pris dans un cercle vicieux supports/contenus, alors que l'essor de la réception par satellite fait apparaître un nouveau concurrent très sérieux.

Devant la multitude des options technologiques désormais possibles, le risque majeur serait trop grand pour que la solution d'un arbitrage technologique par l'Etat soit envisageable. Seule la concurrence permettra de tester toutes les solutions possibles, et il y aura, n'en doutons pas, beaucoup d'échecs.

L'Etat se trouve mis en cause dans son mode d'action traditionnelle par la convergence entre les secteurs, qui dissout les frontières de la réglementation ; la libéralisation des télécommunications, réponse aux bouleversements technologiques, réduit ses possibilités d'intervention directe. Mais en même temps, l'importance sociale, culturelle et politique des grands outils de communication interdit que la puissance publique s'en désintéresse. La régulation des secteurs de la communication appelle sans aucun doute des solutions nouvelles. La distinction actuelle entre autorités de régulation, fondée sur des secteurs qui convergent rapidement, se révélera à terme inadaptée.

De même, Internet, par sa dimension internationale et décentralisée, pose des défis nouveaux aux pouvoirs publics. L'identification et la poursuite des auteurs d'infractions y sont, en effet, souvent difficiles. Il faut donc trouver de nouveaux moyens pour la régulation publique de ces réseaux, qui est indispensable si on souhaite vraiment qu'ils touchent progressivement tous les citoyens.

Cette régulation passe à la fois par une responsabilisation des diffuseurs et des consommateurs de l'information, par une coopération internationale et, inévitablement, par l'explorateur d'outils de contrôle et de sanction nouveaux. La protection des consommateurs, qui conditionne le développement des applications commerciales prometteuses, exige en outre une sécurisation des transactions et un assouplissement des règles sur le cryptage, esquissé dans la nouvelle loi de réglementation des télécommunications.

L'Etat doit veiller surtout à assurer l'égal accès de tous aux services de communication, en veillant à ce que cet accès bénéficie du développement des techniques par l'évolution future du champ du service universel.

La puissance publique doit également garantir la pluralité et la transparence du secteur. Détenteur d'un patrimoine informationnel considérable, l'Etat peut, par une politique de numérisation progressive du patrimoine informationnel public, contribuer à lever l'un des principaux freins au développement des services multimédias, que constitue l'offre insuffisante de contenus francophones de qualité.

L'Etat conserve, de toute façon, ses missions traditionnelles, qu'il s'agisse de la politique d'enseignement et de recherche, de la gestion du domaine public et des ressources rares (le spectre hertzien, par exemple), ou de la sécurité nationale.

Enfin, le rapport du Commissariat général du Plan souligne l'importance des nouvelles technologies de l'information et, plus particulièrement, des nouveaux réseaux de communication à haut débit, pour moderniser l'Etat, qu'il s'agisse d'améliorer le fonctionnement interne de l'administration ou de transformer les relations entre l'administration et les citoyens.